Je n?ai jamais ?crit ?a : le ciel de Montr?al. J?en ai parl? un peu, les soirs de grande lassitude, j?ai d?crit les rues trop larges, j?ai dit l?h?pital et son urgence de vivre, mais ce ciel sans ?toiles, opaque, sale, pesait au-dessus de moi plus lourd que des mots.

J??tais devant l??cran immense de l?ordinateur de la fac, qui me fixait de son unique ?il de cyclope, ouvert et sans paupi?re, vigilant et effrayant. Max m?avait ?crit. C?est ma derni?re lettre, je suis dans l?arm?e et je me suis port? volontaire pour l?Afghanistan.
Ce que j?ai vu en premier : ton sourire. Ton visage tout entier tendu et vivant dans un sourire. C?est toujours ce que je retiens des autres, ces levers de soleil.
Des lames froides passaient sur toute ma peau et coupaient des morceaux de m?moire. J?ai fait tr?bucher quelques phrases dans le vague, dans le vide, et puis je suis partie. Dehors, chaque regard br?lait d?un souvenir. Enfin la douleur atteint le nerf et on ne sent plus rien.

Quelques heures plus t?t je parlais de Katarzyna avec Laure, r?unies par ce fil de voix qui m?ne ? soi et ? l?autre. Je lui disais ne pas savoir si on pouvait retenir quelqu?un dans la vie malgr? lui, si on en avait m?me le droit. On a le devoir d?essayer, en tout cas. Elle est morte seule Katarzyna, parce qu?elle avait coup? tous les ponts, verrouill? toutes les portes qui la reliaient au monde.

Il y a un banc, au parc Angrignon, pr?s de la grille de la ferme. La premi?re fois que je me suis assise l?, c??tait avec toi, face ? deux arbres encore jeunes, un ?rable et un saule je crois. Un an plus tard, je suis revenue, seule, ils avaient grandi et leurs feuillages se rejoignaient presque. Mon c?ur a encore manqu? un battement aujourd?hui, face ? toi que je cherchais ? avant ? au premier rang des manifestations pacifistes, sur les photos de presse. Le temps qui me d?passe. Et toi ?
Ma m?re m?a dit, pendant que je restais immobile sur ma chaise, mon regard plant? dans cet autre regard aveugle, un h?risson passe dans le jardin, le chat ne lui fait rien et l?observe calmement.
Personne ne sauve personne. N?emp?che qu?on aimerait bien trouver un coupable, quand on a mal au monde.

Il ne fait pas tr?s beau ? Lyon, mais l?air est doux et ti?de, comme ouat? de lumi?re. A l?aller, j?avais pens? que chez toi, certains jours, il y avait aussi cette p?leur de doute. Rien ? faire, j?ai cette ville dans le sang.
Je n?ai pas pris d?anxios. Je n?aime vraiment pas ?a. J?ai fait des p?tes, vers? le pesto, ?parpill? le parmesan en un joli rond dans l?assiette. J?ai mang? ma bonne volont? avec toute sa sauce. J?ai mis la vaisselle dans l??vier, allum? la radio. Une femme, ou bien un homme, m?a d?clar? qu?en Afghanistan, un attentat avait tu? seize Am?ricains, que c??tait le plus meurtrier depuis la chute des Talibans. Je n?ai pas ?teint la radio tout de suite, mais presque. Le silence fut pire.

Tu m??cris, dans ta lettre, que ta copine s?appelle Myl?ne, que tu crois qu?elle t?attendra, elle a accept? d?avorter parce que tu n??tais pas pr?t. Je me rappelle tes mots, il y a ? trois ans ? Tu m?affirmais entre choses et autres que tu ne voulais pas d?enfant, et tu ne me conseillais pas d?en avoir. J?approuvais ? demi, j?avais quand m?me un peu mal, comme devant tout ce qui est d?finitif. C?est moche de ne pas pouvoir sourire en te voyant d?laisser la certitude, maintenant.
Je ne t?ai envoy? qu?une seule lettre, moi. Je ne me souviens plus si elle ?tait longue, ce qu?elle racontait. Je sais seulement qu?elle ?tait heureuse. Et je sais aussi que je ne t?enverrai plus jamais de lettre. Je ne peux plus m?engoncer dans toute cette candeur lisse du papier, cet attirail d??ternelle fianc?e. Mais je vis chacun, chacun des mots que je te destine. Fatigu?e de la redondance et des sarcophages livides de peut-?tre.

Parfois je sens que le monde respire. Ca monte au coeur d?un coup, gonfle les poumons comme des montgolfi?res ; c?est mon souffle. Et ?a me porte. Je ne vole pas bien s?r, les racines sont l?, mais c?est une main qui tendrement me pousse, et en avant j?esp?re. J?ai besoin du monde. Ca n?a l?air de rien, mais j?ai ce besoin visc?ral de pr?sences et de vrai, de chaleur et de partage, du hasard des rencontres, et puis de fissures. L??tanch?it? me tue. Toi aussi, mais je crois que tu l?as un peu oubli?. Dans The Catcher in the Rye, que tu me disais ne pas avoir pu finir, Holden lance Never tell anyone anything. If you do, you start missing everyone. Moi, je prends ?a comme une raison de vivre. (There?s a lot of people that start missing you, too.)
Ce pas vers l?autre que Katarzyna m?a appris, et que j?aurais voulu pouvoir te montrer, en avoir l?espace et le temps.
Personne ne sauve personne, c?est vrai, mais qui ne souhaite freiner la fuite, quand l?horizon approche ?

Si seulement je te savais la fibre patriotique ou l?id?al na?f? Mais tu ne vas pas en guerre pour trouver une vie meilleure, non. Une vie tout court. Je ne sais pas comment on t?habitue ? l?id?e de tuer ou d??tre tu?, l?-bas. Peut-?tre qu?on n'en parle m?me pas. Je refuse, moi, ce simulacre de pr?paration mentale que tu m?imposes, puisque, bien entendu, c?est ta derni?re lettre.
Tu te souviens quand Shann s?irritait qu?on puisse se demander si le suicide relevait de la l?chet? ou du courage, et disait : Ne nous posons pas la question. C?est les deux.
Voil?, quoi.

J?aurais aim? apprendre que tu avais un bon ami, qui s?appelait Simon, avant qu?il ne soit mort. Mais, aller d?fier la mort si loin pour te punir de lui avoir surv?cu, tu crois vraiment que c?est une preuve d?amour ? Je vois surtout ton d?sespoir.
Je n?ai pas de le?on ? te donner cependant. Je peux juste te dire que j?ai su qu?on pouvait revenir des points de non-retour, et que c??tait aussi un choix.

Le ciel de Montr?al, cette nuit-l?, ?tait brun?tre, inerte et indiff?rent ; je suis l? ? ?crire et je ne veux pas que tu meures.